CHAPITRE XX
La transformation s’est bien passée, et me voilà redevenue la vampire que j’étais. Pourtant, je me sens différente, pour tout un tas de raisons. Les rayons du soleil sont passés à travers le sang de Yaksha jusque dans mon aura, et c’est sans aucun doute ce qui explique l’incroyable force physique dont je suis maintenant dotée : avant, je pouvais faire des bonds de quinze mètres de haut, mais à présent, je peux sauter jusqu’à trente mètres ! Avant, j’étais capable de déceler à un kilomètre le bruit d’une feuille qui tombe ou d’une fourmi qui sort de son trou, mais mon ouïe est dorénavant plus fine encore ! Quant à mon odorat, c’est une petite merveille de précision : l’air de la nuit est comme une encyclopédie riche de plusieurs centaines d’informations. Mes yeux sont de véritables lasers, qui non seulement me permettent de voir bien plus loin qu’avant ma toute dernière transformation, mais en plus, brûlent d’une flamme inédite, qui me fait douter que Kalika soit en mesure de résister à mes récents pouvoirs.
En plus, tous ces nouveaux raffinements ne se limitent pas à la force physique et aux pouvoirs sensoriels décuplés. Quelque chose d’inédit est apparu dans ma vie, une chose que je n’avais encore jamais ressentie, et que je ne saurais même pas nommer. Je me sens… j’ai l’impression qu’une bonne étoile veille sur moi.
La chance est en train de me sourire, et j’ai comme une étoile d’un bleu éblouissant qui brille au-dessus de ma tête. Serait-ce l’effet de ces quelques gouttes de sang que j’ai rajoutées à celui de Yaksha ?
Sûre de moi, je fonce vers la jetée.
La plage de Santa Monica, qu’on aperçoit du port, est déserte, ce qui m’étonne un peu : il n’est guère que dix heures du soir. La soirée est fraîche, c’est vrai, mais je me demande si une force, autre que météorologique, n’est pas à l’œuvre en ce moment même : on dirait presque qu’un nuage maléfique plane au-dessus de la jetée et ses environs, qui disparaissent comme sous une brume astrale répandant partout la maya, l’illusion. Mon assurance et ma force en sont aussitôt affectées, parce que je sens que seule ma fille est capable de créer ce genre d’ambiance. Je n’ai jamais rien vu de semblable : cette nuée semble aspirer l’essence même de la vie, ce qui explique que les gens se soient tous éloignés. Et tandis que je gare ma voiture non loin de la jetée, je constate que, là aussi, la rue est vide. Tout le monde est rentré à la maison, et sans doute les gens sont-ils en train d’expliquer à leurs enfants qu’il ne faut pas croire aux horreurs qu’on voit dans les cauchemars. Moi-même, j’éprouve la sensation bizarre de marcher comme dans un rêve ; les pouvoirs que je viens de récupérer produisent sur moi un effet jubilatoire, mais la perspective d’affronter Kalika me pèse, et lourdement.
Soudain, j’aperçois deux silhouettes au bout de la jetée. Kalika et Seymour.
Seymour est face à l’océan. À côté de lui, Kalika, vêtue d’une longue robe blanche, distribue aux mouettes des miettes de pain. Bien que je me trouve encore à cinq cents mètres d’eux, je distingue parfaitement les traits de leur visage : Seymour feint d’admirer le panorama, mais il ne cesse de jeter vers Kalika des coups d’œil anxieux. Les muscles de son cou sont crispés, et il a peur, ça se voit. Pourtant, il paraît en bonne santé, et je m’en réjouis.
Kalika, elle, est parfaitement mystérieuse. La lune est presque pleine, et elle caresse de ses rayons la longue chevelure noire et brillante de la jeune femme. Elle nourrit les oiseaux, et elle est si concentrée sur sa tâche que rien d’autre ne paraît avoir la moindre importance à ses yeux. À plusieurs reprises, j’ai déjà remarqué l’incroyable capacité de concentration de Kalika : quand elle fait quelque chose, elle ne pense qu’à ça. Et quand elle a tranché la gorge d’Eric, je suis sûre qu’elle a agi avec le plus grand sérieux, ce qui est rassurant, dans la mesure où elle retient Seymour en otage… Kali et son collier de crânes… Ma petite fille aura-t-elle trois crânes de plus à rajouter autour de son cou avant le lever du soleil ?
Je pense à Paula, qui a sauté dans un taxi pour fuir l’hôpital. Elle s’est enfuie au milieu de la nuit avec vingt dollars en poche et un magnifique bébé enroulé dans une couverture… Et tout ça parce qu’une amie lui a dit qu’elle était en danger de mort. Et aussi parce qu’elle s’est souvenue de ses rêves prémonitoires : n’est-il pas étrange que le vieil homme de son rêve soit la copie conforme du clochard qui surveillait le fourgon ?
— Vous êtes très jolie, ce soir, mais je sais que vous êtes pressée.
Ce type, c’était qui ?
Voilà un autre mystère, que je résoudrai une autre fois.
Je ne cherche même pas à me cacher, ce serait complètement inutile, mais je prends soin de me déplacer normalement, et de marcher comme les humains : ma démarche est légèrement hésitante, je respire vite, les muscles de mon visage sont crispés par l’angoisse, et mes épaules, déjà un peu avachies sous le poids de mon inévitable défaite. Malheureusement, toute cette mise en scène échappe à l’attention de Kalika, qui continue à distribuer du pain aux mouettes, sans daigner m’accorder un seul regard. Elle se décide à me regarder seulement quand j’arrive à quelques mètres du bout de la jetée, et que je m’arrête devant eux. L’air à la fois terrorisé et plein d’espoir, Seymour ne me quitte pas des yeux, et il ne peut que constater que je ne suis pas venue avec le bébé. Le spectacle de la douloureuse agonie d’Eric doit être encore imprimé dans sa mémoire, et bien qu’il s’efforce de le dissimuler, je me rends compte qu’il a perdu sa belle assurance. Il parvient à sourire.
— Ravi de te voir enfin, dit-il en me montrant la lune, qui, la veille – c’est-à-dire quand le bébé de Paula est né – était pleine.
— Charmante soirée, n’est-ce pas ?
— Je suis venue, dis-je en m’adressant à ma fille. Laisse-le partir, maintenant.
Kalika se tourne vers moi. À ses pieds – qu’elle a chaussés de sandales –, quelques mouettes se disputent encore une poignée de miettes de pain. Une longue robe blanche, que je n’avais encore jamais vue, dissimule son corps parfait, et la brise nocturne qui joue avec les plis de la soie met encore en valeur les formes de Kalika. Écartant les mouettes d’un geste de la main, elle se redresse lentement.
— Je savais que tu ne m’apporterais pas l’enfant, me dit-elle, très calmement.
— Mais je suis venue quand même. Libère Seymour.
— Pourquoi devrais-je le laisser partir ?
— Parce que je suis ta mère, et que je te le demande poliment. À mon avis, c’est une raison qui devrait te suffire.
— Ça ne me suffit pas.
— Seymour est jeune, il n’a aucune raison d’être mêlé à cette histoire.
Kalika ne peut s’empêcher de sourire.
— Moi aussi, Mère, je suis jeune. Et si j’ai commis de mauvaises actions au cours de ma brève existence, il faut me pardonner.
— Tu as besoin de mon pardon ?
— J’imagine que non.
L’une des mouettes qui picoraient à ses pieds ne s’est pas envolée, et Kalika s’en empare. Elle caresse les plumes de l’oiseau, puis elle l’approche de son visage et lui chuchote quelques mots, avant de s’adresser à moi.
— Tu devrais pourtant savoir que tu as tort de me mentir.
— Tu me forces à te mentir, dis-je. Ta remarque est absurde.
— Chez toi, c’est une habitude. Tu mens depuis des siècles, et tu ne vois pas pourquoi tu devrais arrêter.
— Pour sauver la vie de ce pauvre garçon, j’aurais débité des milliers de mensonges. Mais tu devrais savoir, Kalika, que j’ai horreur de mentir à ceux que j’aime.
Imperturbable, Kalika caresse les plumes de la mouette.
— Tu m’aimes, Mère ?
— Oui.
Elle hoche la tête d’un air approbateur.
— Oui, tu dis la vérité, je le sais. Tu aimes Seymour ?
— Oui.
— Si je lui arrachais la tête, ça te ferait de la peine ?
— J’ose croire qu’elle plaisante… murmure Seymour.
— Ne lui fais pas de mal, dis-je à Kalika. C’est mon ami, et il ne t’a rien fait. Laisse-le partir, et ensuite, nous parlerons de l’enfant de Paula.
Une fois de plus, Kalika se révèle être une experte dans l’art de manipuler les événements.
— Et cette mouette, je dois la laisser s’envoler, elle aussi ? Faut-il qu’elle aille jusqu’au terme de son existence ? Tu devrais pourtant le savoir, toi, l’Ancienne : ça n’a aucune espèce d’importance. Si cette mouette meurt, elle renaîtra sous une autre forme, et c’est pareil pour les humains. Quand l’un d’entre eux est tué, il se réincarne dans un autre corps. Eric et Billy renaîtront peut-être dans de meilleures conditions. Eric, par exemple, n’était pas très en forme quand il est mort.
Elle chuchote encore quelques mots à l’intention de la mouette.
— A quoi penses-tu, Mère ?
Sa question a quelque chose de profondément dérangeant, tout comme les comparaisons qu’elle vient d’employer. Peut-être est-elle en train d’essayer de s’exprimer sincèrement, afin de me dévoiler un peu de son âme. À plusieurs reprises, dans les Vedas, il est précisé qu’un démon, lorsqu’il meurt par la main de Krishna, est instantanément libéré. Mais il n’y a que très peu de récits qui évoquent la déesse Kali et ses différentes incarnations, ainsi que ses multiples exploits, et je ne suis pas encore prête à accepter l’idée que ma fille soit vraiment un avatar de Kali. Bien sûr, je pourrais lui poser directement la question, mais cette perspective m’emplit d’effroi. D’ailleurs, divers détails concourent à cette impression : la façon dont Kalika tient la mouette, les regards qu’elle lance à Seymour, la fixité de son regard qui me jauge impitoyablement. Impossible de deviner ce qu’elle a l’intention de faire, ni à quel moment elle s’apprête à agir. J’essaie alors de lui fournir la meilleure réponse possible, en pensant à ce que Krishna lui-même aurait pu dire dans de telles circonstances. N’étant pas une sainte, loin de là, il m’est difficile de prêcher la bonne parole sans faire figure d’hypocrite.
— Chaque vie a sa propre signification, son propre sens, lui dis-je. Et son propre but. Il importe peu que les humains ou les mouettes aient des centaines d’existences différentes avant de s’en retourner à Dieu. Toutes les vies ont de la valeur, et chaque fois qu’on ôte la vie à quelqu’un, on met à mal son propre karma.
— C’est faux.
Kalika approche la mouette de son visage, et les plumes de l’oiseau caressent sa joue.
— Je suis au-delà de tout karma. Les humains et les vampires ont un destin, pas moi.
En fait, je me rends compte peu à peu qu’elle me reproche d’être exactement ce que j’ai tenté de ne pas être.
— Au cours de ces derniers siècles, j’ai rarement tué quiconque sans avoir une bonne raison de le faire, lui dis-je.
— Eric et Billy sont également morts pour d’excellentes raisons.
— Je peux savoir lesquelles ?
— Pour t’inspirer…
Elle me dégoûte.
— Tu penses franchement que j’ai l’air inspiré ?
— Oui, rétorque-t-elle. Mais tu n’as toujours pas répondu à ma question concernant la tête de Seymour.
Kalika fait alors un pas en direction de Seymour, qui sursaute. Mon regard croise le sien : je ne veux plus qu’il fasse le moindre geste.
— Si j’arrachais la tête de Seymour, tu aurais beaucoup de peine ? poursuit Kalika.
Vite, il faut que je prenne une décision. Il faut que j’attaque avant que Kalika n’ait le temps de se rapprocher de Seymour : si je bondis, je peux lui enfoncer le cartilage du nez jusqu’au fond de la boîte crânienne, et la tuer sur le coup. Seymour n’aurait pas le temps de voir quoi que ce soit, et Kalika serait morte, tout simplement. Mais je me trouve encore à six mètres environ de ma fille, et la distance est trop grande pour me permettre d’ajuster mon saut. Je ne peux pas courir le risque qu’elle se défende. Parce qu’alors, ce serait au tour de Seymour d’être tué.
Or, j’ai décidé d’attendre. Patience…
Je me demande si cette patience n’a pas un rapport avec mon attachement pour Kalika.
C’est ma fille, mon enfant : comment pourrais-je la tuer ?
— Oui, lui dis-je. J’aurais beaucoup de peine.
Gentiment, Kalika serre la mouette entre ses mains.
— Si j’arrachais la tête de cette mouette, tu aurais de la peine ?
Elle commence à m’énerver.
— Pourquoi me poses-tu des questions aussi idiotes ?
— Pour entendre ta réponse.
— On dirait qu’elle ne plaisante pas… me prévient Seymour.
J’hésite. Seymour a raison.
— Si tu n’as aucune raison valable de tuer cette mouette, je suggère que tu la laisses en paix.
— Réponds à ma question.
— Non, je ne serais pas bouleversée par la mort d’une mouette.
Et Kalika d’arracher la tête du volatile. Les os rompus et la chair déchirée produisent un son visqueux qui me donne aussitôt envie de vomir. Un jet de sang jaillit sur la belle robe blanche de ma fille, et Seymour manque de s’évanouir. Tranquillement, tout en me regardant, Kalika jette le cadavre encore palpitant de la mouette par-dessus son épaule, et ce dernier s’enfonce dans l’eau noire de l’océan. Au même instant, je distingue dans les pupilles de Kalika une lueur sanglante : c’est le feu de la fin des temps, comme l’appellent les Vedas. Les ténèbres de l’ultime crépuscule. Kalika sait que je l’ai vu, et elle me sourit.
— Tu as l’air bouleversée, Mère, me dit-elle.
— Tu es cruelle, Kalika. La cruauté gratuite est très proche de la démence, tu sais ?
— Je te l’ai déjà dit, Mère : j’ai d’excellentes raisons.
D’un revers de main, elle essuie le sang qui macule son visage.
— Dis-moi où se trouve l’enfant de Paula Ramirez.
Après un rapide coup d’œil à Seymour, je déclare :
— Impossible.
— Ça va barder, murmure Seymour, qui n’a pas du tout envie de rigoler.
— Pourquoi es-tu persuadée que je vais faire du mal à cet enfant ? me demande Kalika.
— Parce que tu as déjà établi la preuve de ton comportement irrationnel.
— Si je n’avais pas éliminé Billy, tu ne serais pas ici ce soir, et si je n’avais pas liquidé Eric, tu ne serais pas ici non plus.
— Je n’avais pas besoin qu’Eric meure pour rester en vie pendant les dernières vingt-quatre heures.
Kalika ne change pas de ton, mais elle feint de s’étonner.
— Vraiment ? lance-t-elle, sarcastique.
Elle est peut-être en train de me signifier qu’elle a compris que j’étais redevenue un vampire, et que, sans l’horrible meurtre, je n’aurais pas décidé de me transformer à nouveau. Si c’est ce qu’elle implique, elle n’a pas tout à fait tort, mais je persiste à croire qu’elle me croit sans défenses. Il faut que je passe à l’attaque, sans attendre l’instant favorable. La mort de la mouette vient de me prouver qu’il ne fallait pas attendre de Kalika qu’elle devienne subitement pacifique. Ma fille attend à présent que je veuille bien lui répondre.
— En ce qui concerne le bébé de Paula, je n’ai aucune confiance en toi, lui dis-je en avançant d’un pas. Je suis sûre que tu peux comprendre ça, au moins.
Et comme elle tarde à réagir, j’ajoute :
— Qu’as-tu fait des deux policiers ?
— J’ai fait en sorte que leur karma s’accomplisse.
— Ce n’est pas une réponse, Kalika.
Se rapprochant encore de Seymour, elle n’est plus qu’à un mètre de lui. Seymour, lui, n’ose même pas la regarder. Il garde les yeux fixés sur moi, qui suis la créature qui l’a guéri du sida, qui lui inspire les histoires qu’il écrit, moi, son sauveur et sa muse. Je lis dans son regard qu’il me supplie d’accomplir un miracle en sa faveur.
— Si je fais le serment de ne pas toucher à l’enfant, tu m’emmèneras auprès de lui ? me demande Kalika.
— Non. Je ne peux pas.
D’après sa réaction, je juge qu’elle n’est guère surprise. Pourtant, son visage reste impénétrable, et sa voix ne trahit pas la moindre émotion. Les expressions humaines ne sont pour elle que des instruments, et je doute qu’elle ait jamais ressenti un sentiment quelconque, fût-elle en train de manger ou de lire, de se promener ou de tuer quelqu’un.
— Tu ne peux pas ? répète Kalika. T’ai-je déjà menti, Mère ? Elle étend les bras, comme pour s’étirer. Du sang goutte de ses ongles pointus. En une fraction de seconde, je le sais, elle est capable de se saisir de Seymour et de lui régler son compte définitivement.
— Je suis ta fille, mais contrairement à toi, je n’ai pas l’habitude de mentir.
— Kalika, je t’en prie, sois raisonnable…
J’entreprends de plaider ma cause.
— Tu refuses obstinément de me dire pourquoi tu veux voir cet enfant, et je ne peux qu’en conclure que tu as l’intention de lui nuire.
Je la dévisage un instant.
— Ce n’est pas vrai ?
— Pour moi, ta question n’a aucun sens.
Je fais un pas supplémentaire dans sa direction.
Elle n’est plus qu’à quelques mètres de moi, mais je veux me rapprocher encore un peu.
— Qu’a-t-il donc de si spécial, ce bébé ? Tu pourrais quand même me le dire, non ?
— Non, réplique-t-elle.
— Pourquoi ?
Mon insistance l’amuse.
— Je n’ai pas le droit de te le dire. C’est interdit.
— Et tuer des innocents, ce n’est pas interdit ? Interdit par qui ?
— Tu ne peux pas comprendre.
Elle réfléchit une seconde.
— Où est passé Ray ?
Je me fige sur place.
— Il est parti.
J’ai l’impression qu’elle comprend.
— Lui aussi, il était interdit.
Jetant un coup d’œil sur Seymour, elle lui sourit, comme une jolie fille désireuse de plaire sourirait à un garçon. Mais les mots qui jaillissent de sa bouche sont nettement moins plaisants – ils sonnent plutôt comme un ultime avertissement.
— Une fois qu’elles sont abîmées, certaines choses ne valent pas la peine qu’on les répare.
Ma décision est aussitôt prise : quelque chose dans sa voix indique qu’elle est sur le point de s’en prendre à Seymour, et que la tête de celui-ci va suivre le même chemin que la mouette tout à l’heure – provoquant chez Kalika la même absence totale de réaction.
J’attaque.
Le corps de vampire dont je dispose à présent ne m’est pas étranger, au contraire : je n’ai pas eu besoin de prendre le temps de m’y adapter. En fait, la sensation est presque plus naturelle que précédemment, mais je m’en tiendrai aux vieilles techniques de combat, qui ont fait leurs preuves – le coup de l’arête du nez qu’on enfonce à l’intérieur de la boîte crânienne. Un coup direct et efficace. Mon seul problème – et je le sens tout en bandant mes muscles – c’est que je n’ai pas cessé d’aimer ma fille.
Kalika fait mine de tendre le bras vers Seymour.
Je bondis sur elle. Le mouvement ne me réclame aucun effort particulier : si j’étais filmée, et qu’on repasse ensuite la vidéo au ralenti, un être humain normal en déduirait que la gravité n’a aucun effet sur moi. C’est faux, bien entendu – je ne suis pas un oiseau, je ne vole pas. C’est à ma seule force physique que je dois cet exploit, qui abuserait toute personne dotée d’une vue normale. Le pied droit en avant, tel le marteau de Thor, le dieu des Vikings, je fonce droit sur Kalika.
Mais alors que je suis encore en l’air, j’hésite une fraction de seconde à frapper.
Ça ne change sans doute rien à l’issue du combat, mais je n’en aurai jamais la certitude.
Au fond des yeux de Kalika, la flamme rouge se rallume.
Mon pied n’est pas le redoutable marteau que je pensais : ma fille le bloque avant qu’il n’ait atteint son visage, et j’entame en temps réel une magnifique chute horizontale, le pied prisonnier des mains de Kalika.
Seymour pousse un cri horrifié, et je hurle de douleur. Kalika m’a presque brisé la cheville, et je retombe lourdement sur l’asphalte. Ma tête heurte le sol violemment. Cramponnée à ma botte, Kalika me domine de toute sa taille. L’expression de son visage est étonnamment tendre.
— Ça fait mal ? me demande-t-elle.
Je lui réponds en grimaçant.
— Oui…
Kalika finit alors de briser ma cheville, et j’entends les os qui craquent comme du bois sec, tandis qu’un éclair de douleur me cisaille la jambe, irradiant jusqu’à mon cerveau. Je me tords sur l’asphalte, sous les yeux attentifs de Kalika, qui observe patiemment le spectacle tout en prenant soin de rester près de Seymour. Elle connaît bien les vampires. La douleur est intense, certes, mais la fracture se répare presque instantanément, sans doute grâce au sang de Yaksha qui coule à présent dans mes veines. En moins de deux minutes, je suis debout sur mes jambes, mais il faut que j’attende encore un peu avant de renouveler mon attaque, et Kalika le sait.
Kalika attrape alors le bras de Seymour.
Qui en reste bouche bée.
— Je n’ai pas l’intention de te poser sans arrêt la même question, me prévient-elle.
— Tu sais ce qui m’énerve, chez toi ? lui dis-je avec insolence, tout en m’efforçant de tenir debout.
— C’est que tu te caches toujours derrière un bouclier humain. Je suis en face de toi : pourquoi ne pas régler nos comptes en famille ? À condition, bien sûr, que tu aies assez de cran…
On dirait que Kalika approuve le défi que je viens de lui lancer, parce qu’elle se met à sourire. Elle a même l’air sincèrement contente. Mais je ne suis pas certaine qu’il faille se réjouir de sa soudaine bonne humeur : tendant le bras, elle saisit Seymour par le col de sa chemise, et le balance par-dessus la rambarde de la jetée. Le geste est si rapide que je perds tous mes moyens : j’ai tout juste le temps de me ruer sur la rambarde pour voir Seymour s’enfoncer dans l’océan. Kalika l’a projeté dans l’eau avec tant de force qu’il tarde à remonter. Quelques secondes plus tard, il réapparaît, crachant et toussant : l’obscurité ne me permet pas de m’en assurer, mais il semble indemne. J’espère seulement qu’il n’est pas comme Joël, qui ne savait pas nager.
— Seymour !
Sa réponse est inintelligible, mais il n’est pas mort, c’est déjà ça.
Kalika, qui se tient à côté de moi, déclare gravement :
— Je trouve qu’il a un certain humour.
— Je te remercie de l’avoir épargné.
La jetée est longue, l’eau est froide, mais je pense que Seymour pourra regagner la plage à la nage.
— Je te remercie de lui avoir laissé une chance.
— La gratitude ne signifie rien pour moi, réplique Kalika.
— Je peux savoir ce qui a un sens à tes yeux ? dis-je, curieuse de connaître la réponse.
— L’essence même des êtres et des choses. L’essence ne juge pas : il est impossible d’agir sur elle, ni même de ne pas agir sur elle.
Elle hausse les épaules.
— Elle est, c’est tout. Exactement comme moi.
— Je ne peux pas te dire où est l’enfant que tu cherches, parce que j’ai fait exprès de recommander à Paula qu’elle garde le secret de sa destination. À l’heure qu’il est, ils sont peut-être à Mexico ou au Canada, je n’en sais rien.
Ma déclaration ne semble pas perturber Kalika.
— Il y a quelque chose que tu ne me dis pas, je le sais. C’est en rapport avec les contacts que tu auras plus tard avec cet enfant. Tu as raconté autre chose à Paula : qu’est-ce que c’était ?
— Rien.
— Tu mens ! déclare Kalika.
— Je mens, et alors ? Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? Je n’ai pas l’intention de te dire quoi que ce soit, et même si tu me tues, tu n’auras jamais l’information que tu voudrais tant obtenir.
Je la dévisage.
— Mais je n’arrive pas à croire que tu sois capable de tuer ta propre mère.
Tendant vers moi une main ensanglantée, elle caresse mes longs cheveux blonds.
— Tu es belle, Sita. Tu as survécu à une ère complète, en laissant derrière toi des hommes et des femmes de toutes les nationalités, partout dans le monde, et à toutes les époques. Tu as même réussi à tromper ton créateur en lui faisant rompre le serment qui le liait à Krishna.
— Je n’ai pas trompé Yaksha, je lui ai sauvé la vie.
Elle continue à jouer avec mes cheveux.
— Comme tu voudras, Mère. Tu places ta foi dans ce que tu sais, et dans tes souvenirs. Mais ma mémoire est encore plus ancienne que la tienne, bien plus ancienne, et la mort ou les menaces de mort ne sont pas les seuls moyens de persuasion dont je dispose.
Elle tire une mèche de cheveux, doucement.
— Maintenant, tu as forcément compris que je ne suis pas qu’un simple vampire.
— Tu es quoi ?
Elle prend mon visage entre ses mains.
— Regarde-moi dans les yeux, et tu verras.
— Non. Attends !
— Regarde, Mère ! Kalika me force à la regarder, et mon regard plonge dans le sien. Impossible de faire autrement, je n’ai pas le choix. Le bleu sombre de ses yeux m’attire tel un trou noir, et je m’y accroche, pareille à la graine originelle d’où l’univers tout entier est issu. Le pouvoir qui émane de ces yeux-là est cosmique : ils s’illuminent de couleurs que le spectre lumineux a oubliées depuis longtemps. Pourtant, Kalika a des yeux magnifiques, des yeux de petite fille innocente, et je sens en moi monter l’amour que j’avais ressenti en regardant mon bébé pour la première fois. La voix de ma fille parvient à mes oreilles, et j’entends à la fois l’écho du tonnerre et le babillage d’un bébé qui s’endort sur les genoux de sa mère.
— Regarde ton enfant, Sita, me dit Kalika.
Je regarde, il le faut.
Dans ses yeux, je vois des planètes, des étoiles, des galaxies, et toutes paraissent infinies. Pourtant, au-delà de l’échine du ciel, comme il est dit dans les Vedas, il y a le bûcher funéraire, où est installée Kali, en compagnie de son époux, Kala. Kali, la déesse qui détruit le temps lui-même. Au fur et à mesure que les planètes meurent et que les soleils s’enflent pour devenir progressivement autant de naines rouges, les flammes qui marquent la fin d’un monde commencent à brûler. Elles lèchent les astéroïdes glacés, les comètes égarées fondent à leur contact et, dans l’espace absolu, Kali ramasse les cendres du monde mort et les crânes des âmes oubliées. Elle les met de côté pour un autre temps, en prévision du moment où un nouveau monde s’éveillera, où l’humanité recommencera à lever la tête vers le ciel en se demandant ce qu’il y a derrière les étoiles. Mais personne ne saura que c’est Kali, et elle seule, qui a pris soin des cendres laissées par les humains. Plus personne ne saura que c’est Kali qui a enterré les morts quand tous avaient fini de vivre. Et même si quelqu’un s’en souvenait, personne ne voudrait plus adorer la grande Kali, sous prétexte qu’elle fait peur.
J’ai peur de me souvenir de Kali.
J’ai peur qu’elle ne me demande de me souvenir d’elle.
C’est pourtant ce qu’elle vient de faire.
Dans le ciel, une autre voix retentit.
Je reconnais ma propre voix, et le choc que je ressens alors interrompt ma vision.
En titubant, je m’éloigne de Kalika.
— Tu es Kali !
Elle se contente de me regarder.
— Tu m’as donné le numéro de téléphone que Paula doit appeler dans un mois.
Tournant les talons, elle ajoute :
— C’est tout ce que je voulais savoir.
J’ai les plus grandes difficultés à résister aux effets de la vision.
— Attends… Kalika, s’il te plaît…
Elle lance un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Oui, Mère ?
— Qui est cet enfant ?
— Faut-il vraiment que tu le saches ?
— Oui.
— Ta curiosité te coûtera cher.
— Il faut que je sache !
Et j’éclate en sanglots.
Pour toute réponse, Kalika marche jusqu’au bout de la jetée, puis elle s’agenouille et entreprend d’arracher une latte de bois. Le bois est vieux, la latte longue et étroite, et sous les doigts agiles de Kalika, je vois soudain apparaître un objet que je ne connais que trop bien, le souvenir d’époques plus superstitieuses que celle-ci. Trop tard, je comprends qu’elle vient de fabriquer un pieu. Après l’avoir brandi au-dessus de sa tête, elle le jette avec force.
Le pieu s’enfonce dans l’océan.
Et dans le dos de Seymour. Poussant un cri, il coule presque aussitôt.
— Non !
Kalika se tourne vers moi, et m’observe un moment.
— Je t’avais prévenue, Mère. Tu sauras que je ne mens jamais.
Ma cheville n’est pas tout à fait guérie, mais je reste une solide vampire, et je m’élance par-dessus la rambarde, pour m’enfoncer dans l’eau froide et salée juste à côté de Seymour, qui flotte à un mètre sous la surface de l’océan. Tandis que je le hisse hors de l’eau, la douleur lui arrache une série de gémissements. Mes yeux voyant aussi bien la nuit que le jour, je constate que le pieu est profondément enfoncé dans son dos, juste au-dessus du coccyx. Le sang jaillit de la blessure comme d’un tuyau percé.
— J’ai mal… se plaint-il.
— Seymour !
Je lutte pour le maintenir hors de l’eau.
— Seymour, reste avec moi ! Si je réussis à te sortir de l’eau, je pourrais te sauver la vie.
Touchant le pieu du bout des doigts, il gémit de plus belle.
— Retire ce truc de mon dos…
— Pas question, tu te viderais de ton sang en quelques minutes. Quand nous serons sur la plage, je m’occuperais du pieu, mais il faut que tu t’accroches à moi, pour que je puisse nager le plus vite possible. Seymour, écoute-moi !
Mais Seymour est choqué.
— Sita, aide-moi ! s’étrangle-t-il.
— Non ! Je le gifle à toute volée.
— Reste avec moi, nous allons nager jusqu’à la plage.
Passant le bras autour de lui, je commence à nager de toutes mes forces, avec seulement une main et mes bottes aux pieds. Mais Seymour n’est pas en état de supporter une épreuve de vitesse. Tandis que je fonce vers la plage, les remous de l’eau sur le pieu augmentent l’hémorragie. Pourtant, je n’ai pas d’autre choix que de me dépêcher.
— Arrête, Sita, bredouille-t-il, au bord de l’évanouissement. Je n’en peux plus…
— Mais si, tu peux encore. Cette fois, le héros de mon histoire, c’est toi, et tu pourras en faire un livre, plus tard. La douleur que tu ressens actuellement ne va pas durer et, dans quelques jours, ce ne sera plus qu’un mauvais souvenir. Parce que cette nuit, tu vas enfin obtenir ce que tu as toujours désiré. Je vais faire de toi un vampire.
Seymour est visiblement à l’agonie, mais il paraît soudain intéressé par ma proposition. La plage est encore loin.
— Sans blagues ? Un vrai vampire ?
— Oui ! Tu pourras passer des nuits entières à faire la fête ! Tu ne vieilliras jamais ! Tu resteras jeune éternellement ! On voyagera ensemble, partout dans le monde, et on prendra du bon temps, comme tu n’en as jamais eu ! Seymour ?
— Faire la fête… dit-il d’une voix mourante. Son visage s’enfonce sous l’eau. J’ai beau agiter énergiquement les jambes, le fait d’avoir à lui maintenir la tête hors de l’eau ralentit mon allure. Quelqu’un qui nous observerait depuis la jetée nous prendrait sans doute pour un puissant hors-bord lancé à toute vitesse vers la plage. Celle-ci est toute proche, à présent.
— Accroche-toi, Seymour !
Enfin, je sens le sable sous mes orteils, et je m’empresse de porter le corps inerte de mon ami sur la plage, où je l’allonge sur le côté droit. Personne en vue pour nous venir en aide… Le sang continue à jaillir de la blessure : le pieu a transpercé de part en part le bas du torse de Seymour. Son teint est livide, et il respire à peine. Je hurle « Seymour ! » dans son oreille, mais j’ai bien peur qu’il ne m’entende déjà plus… J’ai peur que mon sang ne puisse plus rien pour lui… La situation est pire que celle que j’ai connue avec Ray et Joël : aucun d’entre eux n’avait un pieu planté dans le corps. Même la chair d’un vampire ne saurait guérir d’une blessure aussi grave, et j’hésite à retirer le pieu, craignant de voir Seymour se vider de son sang sur le sable, définitivement.
— Seymour ! Reviens !
Une minute plus tard, alors que tout semble perdu, alors qu’il ne respire même plus, ma prière est mystérieusement exaucée. Seymour ouvre les yeux et me regarde en souriant. Le bon vieux sourire de Seymour, qui me donne envie de rire et de le gifler à la fois. Mais je ravale mes larmes. Le frisson qui court sur sa peau, je le sais, c’est la Grande Faucheuse qui approche. La mort nous sépare, et même un vampire ne pourrait la forcer à reculer.
— Seymour, comment te sens-tu ?
— Bien. Je ne ressens plus aucune douleur.
— Parfait.
— Mais j’ai froid.
Il tremble de tous ses membres, et un sang noir s’écoule par la commissure de ses lèvres.
— C’est normal ?
— Oui, c’est tout à fait normal.
Il ne sent plus le pieu, à présent, et il n’est même pas conscient de la gravité de son état. Il pense que je lui ai donné mon sang pendant qu’il avait perdu connaissance. Seymour veut serrer ma main entre les siennes, mais il est trop faible. Pourtant, il parvient à articuler quelques mots.
— Sita, je vais vivre éternellement, alors ?
— Oui, Seymour.
J’approche mon visage tout près du sien.
— Éternellement.
Il referme les paupières.
— Je t’aimerais donc pour le reste de l’éternité, Sita.
— Moi aussi, Seymour, moi aussi, dis-je d’une voix quasi inaudible.
Puis nous nous taisons.
Et Seymour s’éteint dans mes bras.